Nous établirons une comparaison exhaustive entre les trois personnages récurrents de la série policière littéraire et les trois évangélistes synchroniques: Saint Marc, Saint Luc et Saint Matthieu. Notre analyse se focalisera sur leurs traits de caractère, la composition des Évangiles et leur isolement saillant par rapport au quatrième évangéliste Saint Jean.
Avant d’approfondir la symbolisation des évangélistes dans les histoires policières de Vargas, notre étude s’attache tout d’abord, dans une première partie, à l’auteure et son goût pour la recherche. Nous ferons le point sur Fred Vargas comme archéologue et historienne, ce qui nous aidera à cerner avec précision l’engouement de l’auteure pour les traces et l’enquête. Après avoir tenté de lier des éléments archéologiques, historiques et mythiques à l’enquête qui marque le genre policier, nous concentrerons notre attention sur le cycle Les Évangélistes.
Notre étude va être centrée sur la caractérisation d’une petite équipe de trois enquêteurs peu étudiés, Marc Vandoosler, Lucien Devernois et Mathias Delamarre, trois historiens qui reçoivent l’appellation « évangélistes ».
TABLE DES MATIERES
1. Introduct
2. L’univers Fred Vargas : un amalgame du réel et du non-rée
3. Les évangélistes
3.1 Présentation de l’histoir
3.2 La caractérisation comme évangélis
3.2.1 Saint Ma.
3.2.2 Saint Matthieu.
3.2.3 Saint Luc.
3.3 Vandoosler le Vieux : incarnation de Dieu ?.
3.4 Et où est le quatrièm.
3.4.1 Inspecteur Leguennec
3.4.2 Louis Kehlweiler
3.5 Les quatre ensemble : une unité parfait
3.6 Une symbolique biblique qui enrichit l’œuvre enti
3.6.1 L’arbre
3.6.2 Le pai
3.6.3 La résurrectio
4. L’homme pécheur face à Dieu qui pardon.
5. Conclusi
6. Bibliographi
REMERCIEMENTS
Aucun travail ne peut s’achever dans la solitude. À l’issue de la rédaction de ma thèse, je voudrais adresser mes sincères remerciements à mon directeur de thèse David Martens, à Nadja Cohen et à Anne Reverseau, qui m’ont encouragée à mener à bon terme la réalisation de ma recherche. J’exprime ma sincère gratitude à Monsieur David Martens qui m’a conduite dans mes réflexions et qui m’a permise de clarifier mes pensées parfois embrouillées. Grâce à son soutien constant et à ses précieuses suggestions, commentaires et corrections, j’ai pu avancer dans ma réflexion et améliorer la qualité de mon mémoi.
J’exprime en outre ma sincère gratitude à ma famille et mes amis, qui m’ont permise de ne jamais dévier de mon objectif final. Avant tout le support et les encouragements de ma mère ont pour moi été les piliers fondateurs de ce qui je suis en tant qu’étudiante et de ce que j’ai pu réalis.
Finalement, ma reconnaissance s’adresse également à la bibliothèque Maurits Sabbe de l’université de Louvain, auprès de laquelle j’ai trouvé les livres académiques qui m’ont transmise des profondes connaissances à propos de mon travail intellectu.
1. INTRODUCTION
Chacun des trois hommes s’était curieusement collé devant une des grandes fenêtres et fixait le jardin dans la nuit. Sous leurs voûtes en plein cintre, on aurait dit trois statues retournées. La statue de Lucien à gauche, celle de Marc au centre, celle de Mathias à droite. Saint Luc, Saint Marc et Saint Matthieu, chacun pétrifié dans une alcôve. Drôles de types et drôles de saints. (Varg,1995, p. .48)
Depuis de longues années, dans le genre romanesque du récit policier, la tradition a habitué le lecteur à un enquêteur solitaire insoumis ou occasionnellement accompagné par un assistant. Du point de vue théorique, le romancier d’énigme américain Van Dine (1928) affirme qu’« il ne doit y avoir dans un roman policier digne de ce nom qu’un seul véritable détective. Réunir les talents de trois ou quatre policiers pour la chasse au bandit serait non seulement disperser l’intérêt et troubler la clarté du raisonnement, mais encore prendre un avantage déloyal sur le lecteur » (cité dans Lits 1999, p. 70). En introduisant trois évangélistes dans le domaine de la littérature policière, Fred Vargas s’abstient de cette règle en créant une nouvelle dimension dans l’univers du polar, c’est-à-dire une nouvelle association de bienfaiteurs, en variant sans difficultés l’histoire du crime et de l’enquête (Lebeau, 2009, p. 136). Vargas se livre à la création d’un trio de jeunes historiens qui prennent en charge le rôle d’enquêteurs policiers qui mènent des enquêtes sur une série de meurtres dans les environs de leur domicile. Nous ne sommes cependant pas confrontés à trois fonctionnaires officiels de la police judiciaire: Saint Luc, Saint Marc et Saint Matthieu, un désopilant trio d’historiens qui reçoit la dénomination sacrée « évangélistes », une désignation qui constitue à la fois le titre de la série policière Fred Vargas dans laquelle ces personnages jouent le rôle princip.
Selon Christine Ferniot (2008), la plupart des romans de Fred Vargas se caractérisent en règle générale par la fusion entre les ingrédients de base du roman policier traditionnel et les mythes antiques de l’imaginaire universel, ce qui engendre la singularité littéraire des intrigues et des personnages dans ses œuvres. « Le loup- garou, la peste, le dieu Neptune, l’eau de jouvence, le vampire, et la Mesnie Hellequin que Vargas réactualise dans ses romans situent le lecteur dans le mythe où sont entremêlés le réel et le fictionnel » (Chen, 2014, p. 81). Outre ces mythes anciens, il faut ajouter que les connaissances archéologiques et historiques de Vargas contribuent manifestement à la création de fiction dans ses polars. Cela se présente tant sur le plan des personnages d’historiens et d’archéologues, que sur le plan de la structure,lecadre spatio-temporel et en fin de compte l’intrigue entière (Chen, 2014, p. 123). Autrement dit, il nous semble que son parcours personnel d’archéologue et historienne est en mesure de s’immiscer dans la création fictionnelle de ses pola, étant donné que les deux activités soulignent une marque distinctive de l’auteure : son goût pour les traces, les indices et la recherche en génér.
De prime abord, il n’existe pas une corrélation transparente entre la Bible, en particulier les quatre évangélistes et leurs écrits, et le roman policier vargassien. Cependant, les références bibliques sillonnent l’œuvre entière. Elles apparaissent au niveau narratif à travers différentes histoires, thèmes et références intertextuelles, du début à la fin. Nous n’aspirons pas, à travers la présente étude, à mettre en œuvre un travail d’érudition théologique qui consisterait dans l’examen exhaustif des aspects religieux présents dans l’œuvre de Vargas. Notre objectif est plutôt d’analyser les nombreuses perspectives et interprétations des textes les plus marqués par les écrits sacrés, c’est-à-dire les Évangiles (Gligor, 2008, p. 6). Cela nous amène tout naturellement à exposer la problématique de notre recherche: comment peut-on associer la thématique de la Bible et l’Évangile à l’enquête qui détermine l’œuvre vargassienne et pourquoi l’auteure opte-t-elle pour une dénomination sacrée afin de caractériser ses trois protagonistes? Voilà l’enjeu que pose l’analyse de cette œuvre singuliè.
Avant d’approfondir la symbolisation des évangélistes dans les histoires policières de Vargas, notre étude s’attache tout d’abord, dans une première partie, à l’auteure et son goût pour la recherche. Nous ferons le point sur Fred Vargas comme archéologue et historienne, ce qui nous aidera à cerner avec précision l’engouement de l’auteure pour les traces et l’enquête. Après avoir tenté de lier des éléments archéologiques, historiques et mythiques à l’enquête qui marque le genre policier, nous concentrerons notre attention sur le cycle Les Évangélistes. Notre étude va être centrée sur la caractérisation d’une petite équipe de trois enquêteurs peu étudiés, Marc Vandoosler, Lucien Devernois et Mathias Delamarre, trois historiens qui reçoivent l’appellation « évangélistes ». Pour ce faire, nous établirons une comparaison exhaustive entre les trois personnages récurrents de la série policière littéraire et les trois évangélistes synchroniques : Saint Marc, Saint Luc et Saint Matthieu. Notre analyse se focalisera sur leurs traits de caractère, la composition des Évangiles et leur isolement saillant par rapport au quatrième évangéliste Saint Jean. Pour aller plus loin, nous essayerons d’éclaircir le rôle de la figure d’Armand Vandoosler, le parrain de Marc, qui incarne dans la fiction les attributs essentiels de Dieu. Ensuite nous nous focaliserons sur la recherche du quatrième évangéliste qui reste perceptiblement absent dans les trois livres de la série policière. Il nous paraît donc très intéressant d’analyser s’il existe une possibilité d’identifier Saint Jean à un personnage secondaire qui figure dans l’univers fictionnel vargassien. Ensuite, nous tenterons de dégager l’importance de l’unité ferme des évangélistes, autant dans l’histoire policière que dans la vie réelle. Pour terminer la deuxième partie, nous ferons le point sur l’impact considérable qu’a exercé la Bible sur la conscience littéraire de Vargas.
Dans le troisième volet de notre recherche, nous nous interrogeons sur les raisons pour lesquelles Fred Vargas parvient à introduire une thématique aussi fortement symbolisée au sein du domaine de la fiction policière contemporaine. Il s’agira en effet de montrer comment Vargas associe l’intertexte biblique de l’Évangile et la distribution de la joyeuse nouvelle à l’élucidation du crime qui implique la découverte du coupab.
2. L’ UNIVERSFRED VARGAS: UN AMALGAME DU REEL ET DU NON-RÉEL
Pendant la journée, le docteur Frédérique Audoin-Rouzeau, archéozoologue de profession, publie des traités scientifiques, se plonge dans des recherches confidentielles ou explore des vestiges médiévaux. Pendant la nuit, elle s’est rapidement imposée comme la reine du crime française Fred Vargas qui s’immerge dans le monde du polar, se consacre à l’écriture des crimes en série ce qui résulte dans un nombre considérable de prix littéraires. Frédérique et Fred s’affrontent ainsi dans un combat de même valeur avec chacun leur propre point de focalisation : l’une raconte l’Histoire, l’autre crée des histoires (Lebeau, 2009, pp. 17-19). Structurellement, Fred Vargas se repose sur toutes les conventions de base qui fondent le récit policier traditionnel: l’intrigue débute par un crime, une victime et ensuite l’ouverture d’une enquête. L’enquêteur se jette dès lors dans l’analyse afin d’identifier le coupable parmi un grand nombre de suspects sélectionnés à l’aide d’indices significatifs et éléments factuels. En conclusion, l’enquêteur parvient à rétablir l’ordre dans un monde désaxé à cause de l’achèvement de la recherche en identifiant le tueur (Dutertre, 2012, p. 12). Et pourtant, en comparant plus en détail ses polars aux autres œuvres policières qui suivent plus ou moins la tradition comme celles de Simenon (1931) et Boileau et Narcejac (1954), la romancière entend prendre ses distances avec le genre classique du polar. Ses récits sont typés singulièrement par des décors réalistes, des héros curieux et avant tout une masse de personnages dépeints comme marginaux ou désaxés. D’après Abescat (1998), l’auteure joue avec le genre, les codes et les modes du polar (dans Hynynen, 2013, p. 152). De plus, Chen constate que des « termes tels qu’ “insaisissable”, “singulier” et “atypique” commencent à revenir régulièrement sous la plume des critiques pour cerner la création de Fred Vargas » (2015, p. 391). Comment explique-t-on par exemple qu’on puisse signaler spécifiquement la présence des figures fabuleuses dans l’univers littéraire vargassien, telles qu’un loup-garou, un poisson cryptozoologique, Moby Dick, Alexandre le Grand et des vampires ? (Lebeau, 2009, pp. 258- 259) À vrai dire, l’auteure intègre un tas de réminiscences mythiques et symboliques à son œuvre, vraisemblablement puisées dans son activité d’historienne. Dès son premier roman, l’écrivaine française vise à dépasser les limites du réel, en mélangeant ses idées littéraires dans un imaginaire plutôt symbolique et surréaliste, en s’écartant au fur et à mesure des conventions traditionnelles du polar français. Cette tendance au symbolisme contribue fortement à la construction du style Vargas, selon ses propres dires, fort éloigné de celui de ses contemporains (Chen, 2014, p. 81)L’extrait ci-dessous d’un entretien avec Alain Letot (1998) nous illustre que l’écrivaine tire au clair elle-même la position de son polar, situé un peu au-delà du rée.
Pour moi, la fiction est un lieu de déplacement de la réalité, une variation sur le thème de la vie. C’est dans cet interstice entre le réel et le non-réel que peuvent se glisser des regards différents, des imaginaires possibles, tout un monde que le roman doit prendre en charge. J’aime travailler sur ce décalage, juste un peu en marge pour laisser une porte ouverte entre la réalité et l’imaginaire. (cité dans Chen 2015, p. 2.
Au cours d’un entretien avec Dominique Ausserac (1999), l’auteure avoue davantage sa volonté de s’éloigner d’une réalité ordinaire afin de construire une réalité supérieure, c’est-à-dire un univers fictif qui se positionne plus loin du réel:
J’essaye de le rendre plus réel en le rendant moins réaliste. Je n’invente rien, la littérature est une recomposition du réel et non pas une copie fidèle de la réalité. Pour faire un livre, je me sens obligée de me décaler de cette réalité pour mieux attraper un réel un peu plus compact, un peu plus vrai, un peu plus dense que cette réalité rapide qui transmet les modes et les tics de langage, mais moins de vérité qu’on pourrait espérer. (Ausserac, 1999, paragr. 6)
Ces extraits nous confirment que Fred Vargas ne veut pas s’en tenir au réalisme, en détournant la réalité en vue d’adjoindre une sorte de fantaisie à ses œuvres. Malgré le fait que les récits policiers vargassiens s’intéressent aux comportements et situations de vie des hommes dans la réalité, les représentations ne sont pas réalistes. Autrement dit, bien que ses œuvres s’intéressent au réel, aux êtres humains et à leur état individuel, Vargas ne tente pas d’afficher ses personnages de manière réaliste. En suivant cette logique, il est à noter que les personnages vargassiens sont créés d’une façon inhabituelle, serrés entre le réel et le non-réel, ce qui donne une impression surprenante de ses livres situés entre le vraisemblable et l’invraisemblable. En somme, nous pouvons conclure qu’entre le réel, le factuel et l’historique, Vargas réintroduit des mythes, des contes et des légendes. Ces éléments irréalistes donnent à ses personnages une image d’autant plus forte qu’improbable, ce qui provoque l’attrait singulier des romans vargassiens. Ce décalage par rapport au réalisme n’est pas seulement notable dans la construction des personnages, mais dans toute l’atmosphère de ses intrigues.
En effet, comme mentionné ci-dessus, Fred Vargas s’autorise à mélanger ouvertement ses univers, ce qui aboutit à un dialogue continuel entre les principes de la littérature policière et l’étude de l’Histoire. Avec Fred Vargas, c’est un fait, nous visitons l’Histoire. Dès son enfance, la jeune Frédérique s’oriente vers des études d’histoire et pendant ses études secondaires, elle ne cesse pas d’effectuer des recherches archéologiques amateurs, ce qui contribue à son désir de devenir une archéologue professionnelle à l’âge adulte. Vers la fin de ses études, elle suit trois formations historiques : Préhistoire, Moyen Âge et étude anthropologique des ossements. Après quelques années de recherche, Vargas reçoit le titre de docteur en archéologie médiévale. Et pourtant, malgré l’achèvement de ses désirs archéologiques, la jeune femme ne se sent pas tout à fait satisfaite par son travail, une profession fascinante, mais assez incomplète au niveau émotionnel et sentimental. Le choix de prendre la plume n’est pas une tentation de fuir sa mission archéologique, sinon une fuite à l’ennui et à un emprisonnement dans ses propres sentiments, ce qui explique les deux axes dans sa vie professionnelle : l’archéologie et l’écriture. Ainsi, Vargas mentionne lors d’une interview avec Claude Mesplède qu’ « écrire des romans policiers [lui] permet de continuer à aimer l’archéologie et vice versa, c’est une question de balance » (1992, paragr. 5). Par conséquent, sa double carrière comme archéologue et écrivaine de littérature polareuse métamorphose Vargas en ‘polarchéologue’, un néologisme qui ne s’applique qu’à la maîtresse du crime française. Bien qu’il s’agisse de deux activités tout à fait diverses, la limite entre elles n’est pas toujours imperceptible, autrement dit, sa formation d’archéologue et sa vocation littéraire se mettent régulièrement en parallèle (Lebeau, 2009, pp. 49-5)
Le choix du genre policier signale le désir d’occuper sur la scène littéraire française une place prépondérante dévolue à l’archéologie. Dans un de ses entretiens avec Pierre Barthélémy (2004), Vargas a elle-même fourni une explication en avouant que la profession d’archéologue montre une multitude de ressemblances avec l’enquête d’un détective (Chen, 2015, pp. 116-121):
Archéozoologue, pour être précis. De ceux qui, à partir des ossements d’animaux retrouvés lors des fouilles, extraient des informations sur les sociétés passées et les comparent avec ce que révèlent les textes de l’époque, quand ils existent, et les autres données archéologiques. (cité dans Chen, 2015, p. 120)
Comme archéozoologue médiéviste, Vargas rassemble des informations sur les sociétés passées à partir des ossements d’animaux, en essayant de mettre au jour des vérités enterrées. Cette activité de recherche est assimilable à celle d’un enquêteur dans le genre policier, qui rassemble toutes les informations possibles et les moyens nécessaires afin de dévoiler la vérié.
En règle générale, confirme-t-elle lors d’un entretien avec Dominique Ausserac dans Le Matricule des anges (1999), Fred Vargas éprouve une fascination pour tous les systèmes de traces et d’empreintes. L’auteure affirme d’ailleurs d’avoir « le goût de la recherche de la vérité enfouie, de l’enquête, des petites choses modestes sur lesquelles reposent le récit des vies » et qu’elle affectionne de mesurer « l’importance de la trace, de l’empreinte, laissée par tout passage d’homme » (paragr. 7). Conséquemment, les préoccupations de la romancière des récits policiers rejoignent celles de l’archéologue et historienne. À plusieurs reprises, l’historienne établit dans son œuvre ce parallèle entre les métiers d’historien, d’archéologue et de policier. On pourrait dire que dans les polars vargassiens, on creuse beaucoup, bien au sens propre qu’au sens métaphorique du terme. Nous utilisons avant terme le cycle Les Évangélistes, qui constitue l’objet de l’étude subséquente, qui permet de mettre en évidence l’analogie entre la recherche policière et la recherche archéo-historique. À titre d’exemple, le moteur de l’intrigue d’ Un peu plus loin sur la droite est un minuscule os rejeté dans un excrément de chien, c’est-à-dire une découverte archéologique banale qui peut s’avérer aussi dangereux qu’un tueur en série (Lebeau 2009, p. 19). Concernant l’objet de l’histoire, « on n’est pas historien si on ne sait pas fouiner, dit Lucien en haussant les épaules » (Vargas, 1995, p. 43), l’un des trois historiens qui recherche la mort de leur voisine disparue dans Debout les morts. Dans ce premier roman, quand le père de Sophia Siméonidis demande à Marc Vandoosler et Lucien Devernois s’ils sont des détectives, ce dernier réplique: « Historiens » (Vargas, 1995, p. 206). Comme par équivalence, « l’historien endosse rapidement dans l’œuvre le rôle de l’enquêteur » (Lasserre, 2008, p. 44). Un historien se consacre à l’histoire, vérifie des faits anciens, analyse des aspects du passé et catégorise ses découvertes afin de rédiger des ouvrages historiques. On a l’impression qu’en tant qu’enquêteur du passé, l’historien peut être vu tout autant qu’un détective, puisqu’en consultant, tous les deux font des recherches et ouvrent une enquête sur des événements dignes d’être examinés.
Cependant, comme nous l’avons déjà précisé, Vargas ne tire pas ses influences exclusivement de sa profession en tant qu’historienne et archéologue. De surcroît, l’auteure recourt maintes fois à des réminiscences mythiques empruntées aux histoires anciennes afin de caractériser ses personnages. La romancière s’autorise à déployer « une espèce de catalogue mythique fondamental » (Lebeau, 2009, p. 259). Comme il n’est pas nécessaire de faire le tour de tous les exemples qui se posent dans l’œuure de Vargas, nous nous limiterons à en énumérer quelques-uns : dans le récit Debout les morts (Vargas, 1995), Alexandra, la nièce de Sophia Siméonidis, appelle leur grand- mère « la vieille Andromaque » (p. 171), tandis que le père de Sophia s’affiche comme « un Grec de Delphes, né à cinq cents mètres de l’Oracle » (p. 205). Cet attirail mythique peut demeurer discret aussi. Dans L’Homme à l’envers (1999) par exemple, le jeune Stuart est sommé de tuer le père, afin de laver la tâche originelle de la mère, ce qui fait penser symboliquement au mythe d’Œdipe dans lequel l’héros de la mythologie grecque tue son père et épouse sa mè.
Selon Christine Ferniot (2008), « les mythes et les contes de fées appartiennent aux obsessions de la romancière qui a toujours fait le lien entre ces histoires murmurées depuis la nuit des temps et le roman policier » (paragr. 3). De façon prolixe dans un entretien avec Alain Nicolas (1998, paragr. 17), l’auteure évoque la liaison remarquable entre la littérature policière et les mythologies populaires:
Il y a un rapport entre le roman policier et la mythologie. Pas seulement parce que le roman policier crée des personnages mythiques, comme Sherlock Holmes, Hercule Poirot ou Maigret, mais surtout il se place dans le cœur même de la question mythologique, qui pourrait s'énoncer comme: « Qu'est-ce qui est humain? Qu'est-ce qui est animal? » En édictant des lois, la société prétend tracer une ligne de démarcation. La lutte du Bien et du Mal est commune aux héros des policiers et c'est souvent la seule motivation qui reste aux éternels perdants comme Marlowe, Malone et consorts et à ceux de l'épopée. Hercule, pour prendre le plus typique, passe son temps à renvoyer au Chaos des monstres en tous genres, imité en cela par Hercule Poirot.
Michel Abescat et Hélène Marzolf (2008) dépeignent l’œuvre vargassienne commeun ensemble de livres fondés sur l’inconscient collectif, particulièrement, des histoires bâties sur la même structure des mythes et des contes autour d’un danger vital : que ce soit le Minotaure dans le labyrinthe, un dragon caché au milieu de la forêt ou un tueur en série tapi dans la ville (Chen, 2014, p. 202). En somme, les récits policiers peuvent être perçus comme des romans du bien et du mal, de l’ordre et du désordre: des romans de la mort. Comme Ferniot (2008, paragr. 3) l’a noté, cette synchronisation structurelle et thématique au roman policier ne s’étend pas seulement aux mythes. La ressemblance entre les polars et les contes merveilleux, en particulier concernant le thème de la mort, se reflète directement dans Sous les vents de Neptune (2004) où Trabelmann, le commandant strasbourgeois, avoue qu’il éprouve une fascination vivante pour les contes de fées et que ceux-ci sont intrinsèquement meurtriers (Lebeau, 2009, p. 270). « Le cannibale du Chaperon rouge, l’infanticide de Blanche- Neige, l’ogre du Petit Poucet [...] Des meurtres, partout des meurtres, reprit-il. Et la Barbe-Bleu, un beau tueur en série, celui-là » (Vargas, 2004, pp. 76-77) Pour conclure, l’on peut affirmer que des objets archéologiques, des clins d’œil historiques et des références mythiques nourrissent l’écriture romanesque. Outre les personnages, bien que secondaires, l’œuvre vargassienne affirme l’omniprésence des histoires, des mythes, des légendes et des découvertes archéologiques qui enrichissent l’intrigue intégrale. De manière concise, nous pouvons rétablir le lien étroit entre la littérature policière et les trois domaines spécifiques qui font leur entrance dans l’économie romanesque: d’une part la ressemblance entre les historiens, les archéologues, les chercheurs policiers et le goût pour la quête, d’autre part le thème analogue de la mort, en particulier la lutte entre le mal et le bien, partagé entre les mythes, les contes merveilleux et le genre policier en général.
Au fil des romans, outre ce catalogue mythique, historique et archéologique, la romancière fait naissance à un univers sacré, ce qui nous mène dès lors vers l’objet de notre étude. Dans le cycle policier Les Évangélistes, Vargas baptise au sens figuré Saint Luc, Saint Marc et Saint Matthieu, un trio dérisoire d’historiens appelés Lucien Devernois, Marc Vandoosler et Mathias Delamarre, qui analysent la mort des victimes dans leur environnement local. Malgré cette identification sacrée sans équivoque, le lien symbolique entre les évangélistes bibliques et les trois enquêteurs peu exercés n’est pas perceptible à première vue. C’est dans ce contexte que la caractérisation théologique des protagonistes mérite d’être retenue comme objet d’étude, en analysant particulièrement les ressemblances potentielles qui existent entre l’Évangile et le polar vargassien. Ce faisant, nous rencontrerons inévitablement cette question : comment les chercheurs en Histoire et leur mission d’éradiquer la criminalité dans l’histoire policière pourraient-ils être liés aux grandes figures de l’univers évangéliste ? À cela s’ajoutent beaucoup d’autres questions : les personnages secondaires incarnent-ils aussi une symbolique biblique? De quelle manière l’auteure intègre-t-elle ces références intertextuelles bibliques dans son œuvre et comment celles-ci s’organisent-elles dans la fiction policière? Quant au quatrième évangéliste, pourrait-il être présent de façon implicite et existe-t-il une raison éclaircissante pour son absence littéraire? Enfin, quel rôle jouent les références théologiques aux évangélistes dans l’univers policier de Vargas et comment l’Évangile et la Bible symbolisent-ils le motif de l’énigme et la recherche du malfaiteur? Voilà les grands axes de recherche que nous proposons d’approfondir dans ce qui suit.
3. LES EVANGELISTES
En règle générale, la Bible est une source inépuisable de styles, thèmes et genres pour la littérature contemporaine. Les textes religieux s’offrent comme une sorte de répertoire de mythes littéraires que l’écrivain peut approfondir, implicitement ou pas. Dans notre recherche concernant les intertextes bibliques présents dans les romans vargassiens, particulièrement l’apparition des évangélistes, nous nous appuyons sur certaines méthodes mythocritiques en identifiant l’utilisation de cette thématique biblique dans trois romans policiers particuliers : Debout les morts, Un peu plus loin sur la droite et Sans feu ni lieu. Bien évidemment, le but de notre étude n’est pas d’examiner si les textes vargassiens introduisent d’une manière adéquate et religieusement correcte les Écritures saintes, mais plutôt d’explorer la grande variété d’interprétations qu’offre la symbolisation religieuse des personnages dans l’œuvre policière. Bien que les textes bibliques tiennent une structure figée et stricto sensu sacrée, ils restent ouverts et symboliquement cultivables en constituant une source d’inspiration pour un grand nombre d’écrivains.
3.1 PRESENTATION DEL ’HISTOIRE
Les Évangélistes constitue une série de polars dans laquelle réapparaît un trio dérisoire d’historiens qui vivotent misérablement dans une vieille maison dite la « baraque pourrie » (Vargas, 1995, p. 44). Marc Vandoosler, Lucien Devernois et Mathias Delamarre sont trois hommes au chômage réunis par la solitude, qui forment une maisonnée composite en se distinguant chacun par une intelligence élevée liée aux anciennes qualités professionnelles dans divers domaines de l’Histoire. Vu que les trois chercheurs en Histoire n’exercent plus de métier officiel, ils disposent du temps abondant à consacrer aux différentes enquêtes menées par trois héros récurrents de l’univers vargassien : Louis Kehlweiler, Jean-Baptiste Adamsberg et un commissaire révoqué appelé Vandoosler le Vieux. De façon significative l’imaginaire littéraire vargassien nous offre une variété d’enquêteurs dont seul Adamsberg, qui ne participe pas activement à la recherche dans Les Évangélistes, occupe cette fonction de façon officielle. Néanmoins, la contribution de ses collègues non qualifiés dans le domaine du crime policier demeure indispensable dans le but de dénouer l’énigme, grâce à leurs connaissances, expériences et pratiques spécifiques.
Lui, Marc, n’avait jamais laissé une enquête en suspens, jamais, puisqu’il haïssait toute forme de suspension. Enquêtes toutes médiévales sans doute, mais enquête tout de même. Il avait toujours été au bout de ses dépouillements d’archives, même les plus ardus. (Vargas, 1995, p. 119)
Ces connaissances doivent être attribuées en première instance à leur formation professionnelle en tant que chercheurs en Histoire, attendu que tous les trois sont spécialisés en matière des époques historiques diverses : Mathias Delamarre est orienté sur l’historiographie de la Préhistoire, Lucien Devernois est fasciné par les combats de la Grande Guerre, tandis que Marc Vandoosler est un médiéviste, autrement dit, un historien spécialiste du Moyen Âge. Chaque enquêteur se distingue en plus par des qualités, habitudes et apparences physiques particuliers. Le préhistorien Mathias est décrit comme un grand chasseur blond, de taille moyenne, anguleux de corps et de visage, qui reste toujours calme et possède la capacité à faire parler des gens. Lucien, pour sa part, est un contemporanéiste qui se caractérise physiquement par la mèche de cheveux bruns retombant sans cesse sur ses yeux, la cravate serrée, la veste grise et les chaussures de cuir. Quant à sa personnalité, il est décrit comme « insaisissable, entre raideur et laxisme, entre tapage et gravité, entre ironie joviale et cynisme appuyé » (Vargas, 1995, p. 26). Le médiéviste Marc, lui aussi, a ses singularités hétéroclites et marquantes. Il est dépeint comme petit, vêtu de noir et plus nerveux que ses amis. Une qualité avantageuse est qu’une fois qu’il s’occupe d’une affaire, il ne s’arrête pas avant de déchiffrer le puzzle afin d’arriver au bout de sa recherche. Outre les trois évangélistes, la vieille maison délabrée loge encore une quatrième figure : Armand Vandoosler, l’oncle de Marc. Surnommé « le vieux parrain » (Vargas, 1995, p. 28), Vandoosler est un ex-commissaire qui maîtrise tous les trucs du métier, dont ses anciennes connaissances en enquête lui permettent de diriger tant bien que mal cet équipage particulier. Vandoosler est en outre favorisé par sa beauté exceptionnelle qui l’aide à séduire des gens afin de gagner leur collaboration dans les enquêt.
Les personnages récurrents tiennent en effet chacun leurs propres capacités et signes distinctifs qui définissent leurs personnalités divergentes. Dans la sous-partie suivante, nous nous proposons d’analyser la mise en scène des trois personnages clés, qui retiennent l'attention par leurs particularités et qui figurent symboliquement comme « évangélistes » dans la production romanesque de Fred Varg.
3.2 LACARACTERISATION COMME EVANGELISTES
Fred Vargas nous donne à lire une série d’enquêtes policières qui proposent des héros truculents dans une intrigue plutôt classique. De façon significative, la romancière crée un désopilant trio d’historiens, qu’Armand Vandoosler surnomme « les évangélistes»:
On est trois dans la baraque. Mathias, Lucien et moi. Et Vandoosler le Vieux qui s’obstine à nous appeler Saint Matthieu, Saint Luc et Saint Marc de sorte qu’on a l’air de tarés. Il ne faudrait pas pousser beaucoup le vieux pour qu’il s’appelle Dieu. Enfin, c’est les conneries de mon oncle. (Vargas, 1996, p. 61)
Saint Matthieu, Saint Luc et Saint Marc. Une dénomination biblique utilisée hors de son contexte, ce qui nous incite à établir une comparaison entre les évangélistes littéraires et les évangélistes théologiques. Concernant ces derniers, il convient de préciser qu’en réalité, ils sont quatre : Matthieu, Marc, Luc et Jean. Quatre ils sont, quatre volumes, quatre témoins de la vie et la souffrance d’un seul personnage, Jésus- Christ, qui déborde manifestement leur écriture et toute appréhension ordinaire. Quatre Évangiles, qui monnaient leur accord sans faille sur l’essentiel en visions diverses et divergentes (Cazeaux, 2012, p. 7). Et pourtant, Vargas opte au premier abord exclusivement pour les trois premiers en les représentant de façon déterminée comme un trio. S’agit-il d’un choix arbitraire ou existe-t-il une explication sous- entendue pour l’absence du quatrième dans l’histoire vargassienne? Nous allons y revenir plus tard.
Traditionnellement, le premier Évangile en date a été rédigé par l’apôtre Matthieu, publicain comme métier, un texte qui contient les paroles exactes de Jésus vu que Matthieu a été le seul des trois saints à avoir connu le Seigneur. L’histoire a été écrite en araméen, la langue des Hébreux, et s’adresse à la communauté juive. L’idée fondamentale est que Jésus est le Messie et que toutes les prophéties sont remplies dans cette figure sainte. Le second Évangile est celui de Marc, interprète de Pierre dont il relève la prédication. Généralement accepté, l’Évangile de Marc a été écrit pour la communauté chrétienne païenne et pour ceux qui ne sont pas familiers avec les traditions juives. Contrairement à Matthieu, Marc met l’accent sur les actions de Jésus-Christ, pas tellement sur ce qu’il déclare. Il s’agit plutôt d’une manifestation de Jésus comme Fils de Dieu qui expose son pouvoir sur des gens, des maladies et le mal en général. Le troisième Évangile est celui de Luc, médecin et compagnon de Paul. Luc fait le portrait de Jésus comme un Rédempteur pour tout le monde chrétien et souligne son affection pour les pauvres et les miséreux. Enfin vient l’Évangile rédigé par Jean, vers la fin du Ier siècle, qui se distingue radicalement des trois autres depuis de longues années. Dans les trois premières écritures, le royaume débutant de Dieu le Créateur est un thème principal, tandis que chez Jean, la vie éternelle causée avec et à travers la vie de Jésus-Christ constitue la priorité (Solages, 1973, pp. 12-13). Symboliquement, les quatre évangélistes sont tous dotés de vertus surnaturelles sous forme d’un « tétramorphe » : l’évangéliste Matthieu représente un homme qui s’apparente à un ange, Marc symbolise un lion, Luc prend l’apparence d’un taureau, et Jean ressemble à un aigle (Solages, 1973, p. 13). Nous soulignerons l’intérêt symbolique, la signification et l’importance du tétramorphe plus tard dans le chapitre sur l’uniformité des quatre évangélistes.
Pour ce qui est de l’Évangile selon Matthieu, la première écriture des quatre, nous sommes confrontés à une difficulté chronologique qui entraîne deux particularités incompatibles : d’une part, l’Évangile écrit par Matthieu est dépeint comme le premier écrit évangélique rédigé en araméen qui propage les paroles de Jésus-Christ, d’autre part, Matthieu se postule comme ayant paraphrasé des passages de l’Évangile de Marc et d’une source inconnue Q, un document hypothétique et supposé perdu. Vu cette contradiction en chronologie, il résulte impossible que Matthieu l’évangéliste et Matthieu l’apôtre peuvent être identifiés comme la même figure, étant donné que l’écriture selon l’évangéliste Matthieu contient des fragments paraphrasés de l’Évangile de Marc. En raison de cette ambiguïté, nous pourrions arguer que traditionnellement, l’apôtre Matthieu a été le premier à écrire un texte évangélique araméen, mais que l’écriture selon l’évangéliste Matthieu n’est pas une simple traduction grecque du premier texte. Selon un grand nombre de critiques et de recherches, l’ordre chronologique des Évangiles doit être mis au point avec l’ Évangile selon Marc comme le premier écrit officiel, vu que le texte de l’apôtre Matthieu en araméen et celui de l’évangéliste Matthieu en grec ne peuvent pas être conçus comme les mêmes écritures (Solages, 1973, pp. 14-15).
De même, dans l’œuvre vargassienne, l’ordre chronologique joue un rôle clé dans la classification des évangélistes. Les trois chercheurs en Histoire cohabitent avec Armand Vandoosler sous le toit d’une vieille maison dans la rue Chasle, qu’on peut situer dans le 13e arrondissement de Paris. À vrai dire, maison est un grand mot. Il s’agit de quatre étages et un rez-de-chaussée qui ressemble un peu à un « réfectoire de monastère » (Vargas, 1995, p. 39), des trous partout, pas de chauffage et les toilettes qui se situent dans le petit jardin. « En clignant des yeux, une merveille. En les ouvrant normalement, un désastre » (Vargas, 1995, p. 16). Malgré ces conditions de misère, l’endroit s’avère tout à fait approprié pour héberger cette tribu d’intellectuels, sans oublier le vieux flic, banni pour avoir laissé filer un meurtrier. Les historiens se sont répartis les étages en fonction de l’époque étudiée, ce qu’on appelle la « chronologie » ou la « stratigraphie » de l’escalier (Vargas, 1995, p. 63):
Au rez-de-chaussée, inconnu, mystère originel, merdier général, foutoir en combustion, bref, les pièces communes. Au premier étage, légère émergence du chaos, balbutiements médiocres, l’homme nu se redresse en silence, bref, toi, Mathias. [...] Montant plus avant l’échelle du temps, continua Marc, bondissant par- dessus l’Antiquité, abordant de plain-pied le glorieux deuxième millénaire, les contrastes, les audaces et les peines médiévales, bref, moi, au deuxième étage. Ensuite, au-dessus, la dégradation, la décadence, le contemporain. Bref, lui, continue Marc en secouant Lucien par le bras. [...] Plus haut encore, le parrain, qui continue de déglinguer les temps actuels à sa manière bien particulière. (Vargas, 1995, p. 63)
Ce fragment illustre que les « chercheurs du Temps » (Vargas, 1995, p. 71) occupent tous les trois un endroit fixe dans la maison, de façon à ce que l’on puisse monter par suite sur « l’échelle du temps » (Vargas, 1995, p. 63) : Magma au rez-de-chaussée, Préhistoire au premier étage, Moyen Âge au second étage et Grande Guerre au troisième. En comparant cette hiérarchie chronologique avec la succession traditionnelle des Évangiles, nous pouvons affirmer que Vargas suit la tradition concernant l’auteur du premier Évangile canonique, en positionnant Matthieu au premier étage, Marc au deuxième et Luc au troisième (Marchadour, 1995, p. 94) En règle générale, il s’agit de trois périodes historiques cruciales qui marquent l’Histoire universelle, ce qui indique l’importance des trois jeunes hommes et la liaison vigoureuse qui existe entre eux en tant qu’enquêteurs. Les évangélistes fictifs vivent dans la même maison, ils discutent, ils vivent les mêmes choses. En réunissant les talents des trois enquêteurs pour la chasse au bandit, on triple les chances de succès. Chacun des trois historiens dispose de compétences irremplaçables, ce qui fait que la somme de leurs connaissances mènera enfin à la solution de l’énigme. Dans cette optique, le trio Mathias, Marc et Lucien peut être conçu comme une union impénétrable, autant indissociable que les périodes de l’Histoire auxquelles ils consacrent leur temps. Ces périodes sont cependant faites pour se compléter, au même titre que les trois jeunes historiens qui requièrent d’autres sources, comme proches de la victime ou témoins du délit, afin d’achever la recherche. Cet aspect se présente manifestement dans la scène finale du premier roman Debout les morts. Au long du récit, Vandoosler le Vieux fixe une pièce de monnaie à la cheminée, en ajoutant que celui qui découvrirait l’assassin pourrait garder la monnaie. À la dernière page du roman, le vieux parrain jette la pièce en l’air, en avouant qu’il serait trop difficile de la couper en parties égales, ce qui indique qu’il n’y a pas un seul enquêteur qui prend livraison de l’honneur de la découverte:
- On la fout en l’air, dit-il. De toute, façon, on ne va pas la couper en dou.
- On n’est pas douze, dit Marc. On est quat.
- Ca, ça serait trop simple, dit Vandoosler. (Vargas, 1995, p. 2.
En évoquant qu’il faut couper la monnaie en douze, Armand Vandoosler fait référence au nombre exact des personnages dans l’intrigue Debout les morts qui ont attribué leur contribution à la recherche du délinquant. En termes bibliques, c’est une référence potentielle aux douze disciples de Jésus-Christ qui sont dès lors symbolisés à travers les personnages secondaires du récit.
Comme les trois évangélistes dont il est question dans la série policière, les trois premiers des quatre Évangiles, ceux de Matthieu, de Marc et de Luc, devraient être perçus comme un ensemble indissoluble, compte tenu des similitudes entre un certain nombre de passages qui se laissent mettre en parallèle. Conséquemment, un arrangement en colonnes synoptiques a été réalisé à plusieurs occasions dans des ouvrages appelés Synopses, ce qui mène à la dénomination des Évangiles appelés « synoptiques » pour les trois premières écritures. Ce faisant, on a pu constater qu’un bon nombre d’extraits textuels se ressemblent explicitement, ce qu’on appelle les passages de triple tradition (Solages, 1973, p. 13). Cependant, il faut souligner que la contribution des évangélistes concernant la diffusion de la joyeuse nouvelle ne constitue pas la seule source d’information. En effet, tout comme les personnages secondaires dans l’œuvre de Vargas, ce sont les douze disciples sélectionnés par Jésus-Christ qui ont été envoyés afin d’annoncer l’Évangile, en témoignant de l’existence et des actions glorieuses du Messie.
En approfondissant l’œuvre de Chorus (1959), il s’avère possible d’établir un lien entre les traits de caractère des évangélistes de la Nouvelle Testament et des trois protagonistes de la série policière. Le fait qu’en réalité, il existe différents Évangiles concernant la vie de Jésus-Christ implique qu’il y a en fait différentes conceptions à comparer, différentes prises de position à travers lesquelles la véritable nature des évangélistes se manifeste implicitement. Le même raisonnement vaut d’ailleurs pour les trois évangélistes fictifs, qui, étant donné leurs domaines d’intérêt variables concernant différentes périodes historiques, sont dotés de signes très particuliers. Dans ce qui suit, nous confrontons la caractérisation des évangélistes théologiques et des évangélistes imaginaires afin de questionner leurs particularités personnelles similaires.
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